Yang Ermin est un magicien qui sait faire naître la forme du bois, dégager la couleur du pinceau et rendre au lavis une polychromie où l’intensité ne le cède en rien à la force du regard. Au sein d’une société qui subit des bouleversements, des chocs contraints, allusifs ou bien voulus avec la force et la violence d’un monde en quête de repaires, de directions qui soient non seulement directives mais sous-tendues par le plaisir de faire, de créer, de susciter l’intérêt de ses contemporains, Yang Ermin s’avère l’un des chefs de file de ce mouvement constitué par des partisans de la peinture au lavis intense et polychrome.
par Christophe Comentale[1]
Yang naît à en 1966 à Quyang dans le Hebei, province qui enclave la capitale du pays. Les aspirations et l’intérêt appuyé de Yang pour les arts sont larges, la céramique, la peinture chinoise au lavis, tout comme la gravure fascinent très tôt le jeune garçon qui est alors enclin à suivre cette voie ouverte et fluctuante.
Une formation dans la lenteur de l’apprentissage
Les dispositions de l’enfant pour les arts sont encouragées par l’environnement familial, il en va de même avec la pratique de l’encre pour l’apprentissage de la calligraphie qui s’accompagne d’une maîtrise technique de la matière. Yang Ermin est initié à la gravure sur bois en se confrontant à la matrice dont il sait combien l’attaque change selon les essences utilisées tout comme il maîtrise l’utilisation de la couleur à l’eau dont l’histoire de la peinture chinoise est si riche. Cette connaissance s’avère d’une part historique, Yang sait parfaitement quels créateurs ont tant influencé et orienté le génie de la civilisation en la matière, de l’autre – là aussi – technique par la confection du support papier et par le choix des pigments qui vont faire corps avec la matière et la sublimer. Son originalité dépasse heureusement cette approche stricto sensu. En effet, Yang Ermin sait orienter le choix des sujets.
Son intérêt croisé pour la peinture et la gravure passe par l’étude des manuels de peinture dont le Jardin du grain de moutarde (Jieziyuan huapu芥子園畫譜)[2] est l’un des recueils les plus célébrés et utilisés par les apprentis-peintres en raison de la précision encyclopédique avec laquelle il est réalisé. Cet intérêt pour la gravure n’est pas passionnel, mais plutôt vu comme un élément « qui permet avec la gravure en couleur d’aller vers la peinture, et non de devenir un spécialiste de cette technique[3] ». Cette prise en compte détaillée des sujets préfigure déjà la préférence constatée de Yang Ermin pour trois sujets particuliers dont le traitement demandera ci-après quelque commentaire : les natures mortes, les paysages, les personnages.
En outre, le jeune créateur s’attache aussi à l’étude des modèles antiques tout comme à l’art chinois de la période contemporaine. Dans un entretien récent il a développé ce qu’est pour lui l’art contemporain « la norme en art contemporain est la norme du monde ; c’est à l’aune de l’humain qu’elle s’est forgée. Au siècle dernier, des hommes comme Xu Beihong, Lin Fengmian, Liu Haisu ont préconisé qu’il fallait réformer la peinture chinoise au lavis, ce que reconnaissent les hommes d’aujourd’hui. Il leur a fallu s’intégrer dans une sorte de norme mondiale[4] ».
C’est à l’Académie des arts de Nankin que Yang Ermin obtient son diplôme. En parallèle, Yang se tourne aussi très naturellement vers l’écriture. Ses textes poétiques sont un constant enrichissement à sa pratique de peintre et de graveur. De même que son intérêt pour l’esthétique donne une dimension autre à son approche de l’œuvre.
Au fil des décennies, l’édition soutenue de ses catalogues et la succession des expositions qu’il enchaîne montrent une belle énergie, une énergie que cet esthète ne cesse de déployer en pleine harmonie avec une prestance physique qui émane de ses envies, de ses désirs.
Ma première rencontre avec ce personnage hors du commun m’a, comme instantanément persuadé que sa surface lisse qui émanait de ce corps glabre se terminait par une petite protubérance crânienne qui apparaît saillante au sommet du crâne, l’usnîsa, un des signes qui confèrent au bouddha sa sagesse. Peut-être a-t-elle conduit Yang Ermin à ce Japon où il a absorbé des pans entiers de cette civilisation. Certains critiques chinois rappellent que Yang a, tôt, réalisé des natures mortes qui avaient comme points de départ des approches de Monet ou de Cézanne, les grands aînés occidentaux alors proposés au monde estudiantin dans son ensemble.
Son attention au regard, préalable à toute carrière artistique se double d’une réflexion sur l’essence des choses. De cette approche sont nés ses besoins de mener en profondeur cette pratique qui a été étoffée par l’obtention d’un doctorat en esthétique.
C’est à juste titre que Yang Ermin est actuellement considéré comme l’un des novateurs de son époque en matière de peinture exécutée au lavis d’encre et de couleurs. Son activisme lui vaut par ailleurs d’être à la direction de l’Institut de recherches sur les œuvres au lavis de l’Académie des arts de Nankin.
Les sujets qui peuplent un univers entre réel et idéal
Beaucoup de travaux relatifs à l’histoire de la peinture chinoise traitent assez naturellement des thèmes qui ont eu la faveur des artistes au fil des dynasties. Il est bien certain que la plupart des grands thèmes vont aller vers l’humain en symbiose avec l’univers naturel. Tout en ayant été nourri de cette culture qui foisonne de portraits officiels ou nés de l’au-delà, d’œuvres qui emportent le spectateur dans un paysage au sein duquel il commence un parcours, une promenade ou bien une pérégrination, à partir, donc, de tels éléments incisifs, Yang Ermin a su trouver son parcours. Cette recherche a nécessité des détours à la fois nécessaires autant qu’ils sont contingents. D’abord, le voyage en Occident, en l’occurrence avec la familiarité des courants autres que lui a apportée sa vie au Japon, pays à la fois d’Asie, qui a pu colporter, développer ses racines, leur donner d’autres prolongements, ensuite la confrontation avec les œuvres occidentales vues dans les musées occidentaux, lors d’expositions ou bien aussi à la lecture des catalogues et monographies qui ont un rôle non négligeable dans l’élargissement d’un idéal.
Ainsi, le concept de peinture chez Yang Ermin est le fruit d’une réflexion qui continue de s’exercer tout en y ajoutant une pratique continuelle de la création. C’est en 1992 qu’il commence à formaliser ses réflexionx qui sont devenues une orientation bien précise. « Je considère » dit-il « que le lavis traditionnel ne convient pas à la société traditionnelle chinoise au sein de laquelle elle s’avère obsolète ». Ce type de considération va plus loin car, ajoute-t-il « les peintres chinois ne devraient pas prendre l’obsolescence comme un critère unique. Et ainsi le cercle des créateurs artistiques ne doit-il pas compter, pour sa création, sur la notion de progrès. De même les notions d’artiste national ou international sont également inutiles. Toute création repose sur la perception d’un idéal allant de pair avec une large ouverture d’esprit. En d’autres termes, un style national n’est rien d’autre qu’un phénomène diachronique qui s’est sédimenté avec le temps. Par ailleurs d’aucuns disent que le fait de tuer la tradition pourra faire naître un nouveau type de peinture. S’il en est ainsi, comment comprendre ce que nous ont transmis la culture et l’histoire ? [5]» Une telle approche à l’histoire de l’image, de celle qui est peinte, montre que Yang Ermin n’est pas seulement un artiste plongé dans l’émotionnel, sa perception des choses naît de l’observation à long terme conjointe à une pratique artistique.
Comment innover dans le domaine de la peinture au lavis moderne ? C’est là une question récurrente sous la plume des théoriciens et praticiens. Voilà près de 25 ans que les interrogations se prolongent, que les colloques voient des propositions enchaînées solliciter l’attention des présents, collectionneurs, amateurs d’art,…
Comme le souligne aussi Yang Ermin « l’un des points ignorés dans le domaine de la peinture moderne est que l’utilisation traditionnelle de la couleur dans la peinture au lavis est encore limitée à une conception ancienne dans laquelle il n’y a aucune place pour des couleurs intenses. Dès le siècle passé, les artistes chinois ont lutté pour changer ce statut en voulant redonner un certain impact à la couleur plutôt qu’à l’encre. Lin Fengmian a su trouver le juste milieu entre l’encre sombre et la couleur forte. Ce type d’approche n’a pas fait école, cependant, une nouvelle forme de peinture à l’encre devient de plus en plus présente. Dans la Chine d’aujourd’hui, la peinture qui sollicite le lavis d’encre en binôme avec une couleur intense, forte est devenue plus présente, elle va être le principal courant de l’art chinois ». Yang Ermin considère aussi que « nous sommes maintenant dans un monde de la couleur, pourquoi la peinture au lavis devrait-elle se limiter à l’utilisation de l’encre ? Est-ce lié à son seul nom de lavis d’encre ?
Si des peintres qui pratiquent le lavis traditionnel n’osent pas utiliser la couleur, cela est bien une problématique toute individuelle, et non pas lié à un problème de matériau (…).
Chers collègues si vous vous livrez à des essais sur du papier de riz, ajoutez davantage de couleur à vos œuvres ! Vous obtiendrez ainsi de merveilleux effets ! »[6]
Ces propos montrent que la formation lente, approfondie de Yang Ermin a permis à ce plasticien de penser de façon large et sensée à la nécessité de cadres intellectuels autres pour des sujets qui vont trouver toute leur faveur pour le développement de sa pratique.
Des sujets privilégiés : du personnage à la nature morte
Au fil des années, de son regard, de ses voyages, de sa sensibilité, celle qui guide et est sous-jacente à ses désirs, on constate une récurrence de plusieurs sujets : le personnage en intérieur, la nature morte, un des éléments de cet intérieur, et le paysage, qui débouche sur l’univers auquel se rattache très viscéralement tout humain.
Qu’on le veuille ou non, l’œuvre de Yang Ermin produit au regard des sensations, des réflexions qui, d’emblée, disent l’originalité de la synthèse réalisée. On peut tout à fait parler d’occidentalisme, tant pour ses scènes d’intérieur que pour ses autres sujets de prédilection.
Du personnage
La palette va de celle des artistes japonais des années 30 à l’approche d’artistes comme Matisse, Vuillard surtout. Le personnage est comme fondu dans son environnement domestique, mais il s’agit alors d’un contexte où chaque objet, accessoire, ustensile, prend un poids particulier. Ainsi en va-t-il d’un lavis de couleurs réalisé en 2002, Xiao Fang小芳, où la jeune fille constitue une tache sombre sur fond de papier mural, prétexte à des motifs et jeux chromatiques, tandis q’une vaste composition florale lui fait face sur le rectangle de ciel aperçu d’une fenêtre. Avec Cuisine 廚內, lavis de couleurs de 1999 (120 x 180,5 cm) l’impression est autre, Yang est davantage dans des tonalités à la Brasilier, lui-même très influencé par le Japon. Autre exemple de la même veine, Jour de vacance假日, lavis de 2002 (57 x 45 cm) où les couleurs secondaires et une dominante de jaune traduisent une atmosphère de décontraction, d’hédonisme presque qui est rendue avec naturel.
Les grands paysages
Yang montre sa connaissance de la composition, prise de possession et de restitution des peintres anciens, des Tang au Qing notamment, dynasties durant lesquelles les montagnes, en particulier les sites célèbres sont l’objet d’imposantes compositions. Ainsi en va-t-il de la série du Mont Wutai 五台山之一, lavis en couleurs de 2013 (79 x 112 cm), comme de L’aube sur Taihang 太行的早晨 , lavis de 2012 143 x 309 cm), comme, encore, de la Grande muraille. Il ne semble nullement académique en ce 21e siècle ni restrictif pour un artiste de s’attaquer à un sujet a priori traditionnel. Le regard sur la Nature, sur le microcosme, sur cet univers qui enveloppe l’homme et le rappelle à la modestie contient encore une admiration, un plaisir évidents et pleins qui sont très enviables lorsque, justement, l’artiste sait apporter à l’œuvre une originalité qui attache le regard et reste une invitation au parcours, au voyage.
Les natures mortes
Ce thème léger est souvent considéré en Occident comme un sujet pouvant rapidement sombrer dans une mièvrerie plombée de stéréotypes. Il est vrai que l’appellation de nature morte est quelque peu sombre ; les termes se traduisent en fait par nature calme en chinois, rejoignant ainsi les termes still life anglais. Le sujet conserve en l’occurrence toute sa force, toute sa vigueur, sous le pinceau de Yang Ermin qui s’avère particulièrement percutant dans les sujets choisis, les cadrages déterminés pour camper les sujets, modestes ou davantage en relation avec un jeu de présence – absence au monde environnant de ces compositions. Qu’il s’agisse de Ciel bleu藍天où des mufliers rouge-rose illustrent la force de la vie sous un ciel céruléen, la texture obtenue se rapproche des effets de l’huile sur un support papier, le papier Xuan que l’artiste sait rendre tout à fait adapté à son propos. De même, cette magie naît de la symbiose entre les éléments choisis, avec Feuilles rouges 紅葉, Souvenirs roses, Fleurs au printemps, des œuvres où les motifs principaux, des fleurs, sont en corrélation chromatique avec des motifs géométriques ou abstraits. Yang a atteint la même liberté, la même apparente décontraction que l’on observe face à cette potée exubérante de Pandanus de Lucian Freud. Comparaison ne signifie nullement influences, mais tendance commune vers un but assez proche, celui de la délectation…
En tout créateur sommeille un éternel chercheur qui sait dispenser, quand les choses semblent correspondre à son dessein initial, le produit de ce questionnement initial et intérieur. La production récente de sculptures représentant des fruits, un ensemble de pièces fondues en 2012, rejoint cette même dense et riche, ce plaisir identique de l’observation des dix mille choses qui donnent corps à l’univers.
Ce parcours au sein d’un œuvre foisonnant permet de comprendre la problématique d’un créateur qui vit dans une société en mutations constantes, fonctionnant par à coups, avec une logique qui surprend la société occidentale, oublieuse des importants changements qui l’ont secouée à la fin de la Deuxième guerre mondiale.
Il importe de rappeler que le statut de l’artiste en Chine s’est prodigieusement amélioré, une classe importante de collectionneurs est apparue qui encourage les travaux des talents lorsqu’ils sont patents et surtout lorsqu’ils savent séduire, s’imposer au regard, parler au cœur, attitude bien souvent occultée sans que l’on sache vraiment pourquoi[7]. Cette ouverture accompagne de façon frontale, normale, la quête de Yang Ermin vers une esthétique très personnelle déjà fructueuse si l’on en juge par la récente exposition des ses lavis polychromes qui a eu lieu en décembre dernier à Pékin et également avec cette volonté d’être présent à l’international pour permettre à un public autre, le public français, de comprendre combien la couleur peut être source de plaisir face à des sujets qui disent la force de la vie et également combien une théorie nouvelle se développe dans le temps et l’espace.
[1] Christophe Comentale est sinologue, docteur en histoire de l’art et d’archéologie de la Chine et titulaire d’une Habilitation en histoire de l’art obtenue à l’université de Paris-Sorbonne. Conservateur en chef au Musée de l’Homme et chercheur associé au Musée national des minorités de Chine à Pékin, il enseigne et est commissaire d’expositions. Parmi celles-ci, Cent ans d’art chinois (2009, Paris), L’art chinois contemporain (2007, Pékin), Le livre d’artiste, de Matisse à l’art contemporain (Taipei, 2007), La Chine sur papiers, 1960-2000, Les peintures à la colle de poisson de Taiwan (1995). Il a résidé sept ans en Chine, est auteur de livres et articles sur l’image et l’art chinois.
[2] L'ouvrage se compose de quatre recueils. Une introduction est rédigée par Li Yu [李渔], puis suivent cinq juan, dans ce premier volume qui contient une partie théorique relative à l'esthétique, complétée par des explications sur les différentes façons d'appliquer la couleur. Le deuxième juan "manuel des arbres" (shupu) [树谱], est constitué de planches, tandis que le suivant est relatif aux roches et montagnes, (shanshipu) 山石谱]. Le quatrième présente personnages, ainsi qu'éléments d'architecture, puis paysages, oiseaux et animaux ; un traité est consacréà l'orchidée, au bambou, au prunier, au chrysanthème. Le dernier, juan cinquième, comprend toutes sortes de compositions, en hauteur et en largeur, circulaire, inscrite dans un éventail ; les peintres célèbres sont également illustrés par des reproductions de leurs oeuvres. La conception du premier recueil remonte à l'année 1679. Ceci apparaît dans l'introduction de Li Yu [李渔], lettré et dramaturge de la fin des Ming et du début des Qing. Il a pour nom personnel Liwong [笠翁 ]. Après la chute de la dynastie Ming, il se retire pour mener une vie solitaire. Il se construit, alors qu'il est déjà âgé, une résidence sise à Nankin, "le jardin du grain de moutarde". C'est dans cet endroit que ce recueil est réalisé, endroit dont il prend le nom qui devient un titre.
[3] Propos recueillis lors d’un entretien avec l’artiste à Beijing en novembre 2013
[4] Propos recueillis lors d’un entretien avec l’artiste à Beijing en octobre 2012
[5] Propos recueillis lors d’un entretien avec l’artiste à Beijing en août 2013.
[6] in : Nation-wide touring exhibition of Yang Ermin ‘s innovative ink wash painting : his epic, portfolio. Beijing : Ed. Rongbaozhai, 2012.181 p. ill.
他的史詩 : 楊佴旻新水墨畫中國巡迴展作品集, pp. 1- 6
[7] Traditionnellement, les beaux-arts ont été associés à l’industrie en Occident. Ces activités sont en effet des baromètres sensibles sur l’état de santé financier d’un pays.
Les statistiques publiées par la société Art price en sont l’illustration quasi identique en Chine. Ainsi, une publication comme le Rapport annuel Artprice, relative au marché de l’art contemporain 2011 / 2012 a classé sur une centaine de pages les artistes les plus cotés. Yang Ermin figure au n° 315. Cette donnée montre l’activisme de ce pays depuis une décennie et la force des investissements dégagés sur les produits culturels. Même si cette donnée est loin des problèmes quotidiens d’un créateur, absorbé dans l’approche et l’épanouissement de son monde et de son langage graphique, elle ne peut être ignorée des lecteurs qui doivent connaître l’état du monde qui les entoure et les façonne…
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